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Stalker
Stalker des frères Strougatski, paru en 1972, a connu une postérité singulière. L’adaptation cinématographique qu’en a donné Andréï Tarkovski en 1979 et la catastrophe de Tchernobyl en 1986 ont réactivé certains motifs de l’œuvre : la Zone et le stalker, figure paradigmatique du lieu hostile et parangon du passeur, l’une appelant l’autre. Ces deux événements ont fortement infléchi l’horizon d’attente et la réception du roman originel, comme en témoigne la variété de son paratexte éditorial (les couvertures des différentes éditions renvoyant explicitement au film ou à la catastrophe, et le titre original passant en position de sous-titre dans la plupart des éditions actuelles, érigeant le stalker en héros éponyme de l’oeuvre).
Il s’agira ici de proposer quelques remarques sur les dispositifs spatiaux mis en œuvre par le roman et de voir comment ces dispositifs construisent une image de l’altérité particulière, en même temps qu’ils posent, par les décentrement qu’ils opèrent, une interrogation sur l’humain et sur les possibilités de la connaissance humaine. Nous établirons aussi quelques parallèles avec le film de Tarkovski quand il nous semblera éclairer les dispositifs spatiaux du roman en leurs proposant un contrepoint intéressant.
manière, la science et l’avancée technologique qui sont les ressorts habituels et nécessaires
pour réduire l’altérité à du connu et le lointain à du proche, n’est présente dans le roman qu’à
la marge, illustrée par les seconds couteaux de la fiction. Plus encore, cette même science
brille par son impuissance à résoudre le problème que pose la Zone, à comprendre le
fonctionnement des objets que les stalkers en rapportent et à produire un discours scientifique
sur la « Visite ». Dès le prologue du roman, nous sommes amenés à prendre connaissance de
la situation aporétique dans laquelle va baigner l’univers scientifique du roman : le Docteur
Pilman, prix Nobel de physique, sape d’emblée toute foi en la science comme en ses propres
découvertes (le « radiant de Pilman » n’est pas une avancée sérieuse, elle est à mettre au
compte d’un écolier, il en produit une explication on ne peut plus prosaïque). Les auteurs
s’offrent au passage le luxe de tourner en dérision les caractères de la science-fiction
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traditionnelle . Ainsi le roman contredit les codes habituels des récits de premier contact avec
une civilisation extra-terrestre : il n’use pas du personnel romanesque approprié (l’explorateur
scientifique) et il propose une rencontre in absentia (il s’agira seulement d’une rencontre
médiée par les objets supposément laissés par les Visiteurs).
Dans Stalker, les auteurs renversent le paradigme de l’exploration en ce sens que les
personnages sont amenés à produire une sorte de reconquête spatiale : les hommes ont subi
une visite dans un espace qui était autrefois le leur et l’exploration qu’ils doivent mener dans
les zones visitées se présente comme une inspection après intrusion et non comme une
découverte obéissant à un véritable désir de projection vers l’inconnu. Ainsi Stalker reprend
certains codes et présente certains traits caractéristiques du roman d’aventure : l’explorateur
dur à cuire, la traversée en territoire hostile, le motif de la carte, la recherche d’objets-trésor,
l’économie particulière et les relations humaines qui découlent de cette recherche. Mais parce
que le roman s’inscrit dans une perspective inversée du roman d’aventure, là encore les
ressorts du genre sont retravaillés : les explorateurs présentent de nombreuses faiblesses et
difficultés à mener leur entreprise, les objets qu’ils ramènent de la Zone alimentent un
commerce frauduleux plus qu’ils ne suscitent l’émerveillement, l’hostilité de la Zone ne peut-
être imputée à aucun agent particulier qui permettrait de fixer une figure du Mal ou du
« méchant », les stalkers progressent en aveugle dans un espace qui semble impossible à
2 « Voyez-vous, à l’époque déjà, je croyais à la Visite, mais je n’arrivais pas à croire les informations paniquées
sur les quartiers en feu, les monstres dévorant exclusivement des vieillards et des enfants, et les combats
sanglants entre les visiteurs invulnérables et les unités blindées royales extrêmement vulnérables, mais
infailliblement glorieuses. » (p.19) 3
cartographier (pour se repérer, le stalker se réfère à son expérience, son intuition et à des
signes funestes, comme la dépouille d’un prédécesseur malchanceux).
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« Terribilis est locus iste »
La Zone présente des caractéristiques spatiales qui en font un espace très singulier.
Elle se présente comme un espace frappé d’interdiction, accessible seulement aux personnels
scientifiques de l’Institut international des cultures extraterrestres munis de laisser-passer,
équipés de scaphandriers et se déplaçant dans des plateformes spécialement conçues pour
l’exploration de la Zone. Au second chapitre nous apprenons que le gouvernement et les
Nations Unies, pour se prémunir des fuites d'objets provoquées par les stalkers, renforcent
leur contrôle policier par la construction d'un mur d'enceinte. Il s’agit donc d’un espace défini
essentiellement par sa clôture et son confinement, paradoxe pour un lieu où devait se tenir une
rencontre et qui devait être placé sous le signe de l’altérité. Pourtant le lieu semble bien
propager ses effets en dehors de ses limites : les enfants des stalkers sont l’objets de
malformations à la naissance, des cadavres reviennent à la vie et réintègrent la ville, les
émigrants de la Zone, lorsqu’ils ont l’ont fui après la Visite, apportent partout où ils décident
de s’établir des calamités de toutes sortes. Meurtrière à l’intérieur, elle est aussi dangereuse à
l’extérieur de ses limites dès lors que l’on apporte son contenu au delà de l’espace qui la
circonscrit : elle constitue de cette façon une sorte d’espace sacré obéissant à des règles très
précises à ne pas violer, tel le pomoerium latin ou les espaces tabous dont la transgression
entraîne un châtiment surnaturel (le Kala pani hindouiste par exemple). Cette situation amène
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à considérer le stalker comme un homo sacer , un hors-la-loi tirant son identité de son activité
même (cette situation douloureuse de l’homo sacer apparaît nettement au dernier chapitre où
domine, dans les monologues intérieurs de Redrick Shouhart, un rapport douloureux à la
société qui l’a poussé à être stalker en même temps que la reconnaissance de son identité
propre et de sa condition de stalker). Le film de Tarkovski, quoique très différent, reprend
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cette conception du lieu sacré obéissant à des règles supérieures ne devant pas être violées ,
dirigé par les caprices de quelque numina ou des volontés divines à respecter
scrupuleusement. Il fait aussi de son héros principal un initié, un être d’exception, non pas sur
le plan juridique, mais sur le plan spirituel : Stalker est une sorte de mystagogue sans lequel il
est impossible de se repérer dans la Zone.
3 Genèse, 28, 17.22
4 Giorgio Agamben, Homo Sacer : le pouvoir souverain et la vie nue, Le Seuil, Paris, 1998.
5 Dans le film, c’est l’inverse, il est interdit de pénétrer avec des objets extérieurs à la Zone. 4
Théâtre d’un cataclysme inexpliqué, la Zone étend son influence sur l’espace de la
ville comme en témoigne les procédures administratives qui prévoient de vider la ville de ses
habitants. Cette dernière est aux mains d’organisations militaires et connaît des problèmes
d’approvisionnement. Pis encore, « [l]a Zone est à deux pas. [Les habitants] vive[nt] comme
sur un volcan. A n’importe quel moment peut éclater une épidémie ou quelque chose de pire »
(p. 74). Ainsi, en dépit des efforts de confinement de l’espace par les autorités, l’aura funeste
de la Zone dépasse les simples limites de son territoire. Friche abandonnée, elle comporte
elle-même ses propres marges (l’Avant-Zone, la ville d’Harmont) et ne semble pas réductible,
dans les nuisance qu’elle génère, à son propre cœur.
Dans le roman comme dans le film, la Zone est un lieu piégé, un locus terribilis qui
réserve un sort douloureux à ses visiteurs. Si dans le film aucun danger nous est directement
montré (à tel point que nous pouvons douter du caractère malfaisant de la Zone et mettre en
doute les propos de Stalker), la Zone des frères Strougatski est par contre explicitement
hostile et se montre particulièrement cruelle avec les stalkers maladroits. Les particularités
physiques de la Zone ont été modifiées par l’événement de la Visite : nuées ardentes
spontanées, effondrements de la gravité, phénomènes défiant les règles de la physique,… le
régime physique de la Zone est celui de l’anomalie et le comportement des lieux semble
présenter des aberration de la matière et de l’espace imprévisibles. Dans ce labyrinthe de
phénomènes, les pièges abondent et la survie des aventuriers tient souvent de la chance :
« […] dans la Zone, c’est comme ça : si tu reviens avec la gratte, c’est un miracle ; si
tu reviens vivant, c’est une réussite ; si tu as échappé aux balles de la patrouille, c’est une
chance ; et tout le reste, c’est le destin… » (p. 37)
Les stalkers avancent en terrain miné, obligés de pénétrer la Zone en équipe pour affronter les
dangers qu’elle leurs réserve, Redrick Shouhart veillant sur les jeunes recrues. La progression
se fait tâtonnante, par jet de pièces de métal qui servent d’éclaireurs pour révéler les pièges de
la Zone. Tarkovski reprend ce principe exploratoire dans son film où les trois hommes se
relaient pour accéder à la « chambre » en lançant des bandelettes auxquelles sont attachées
des écrous. Ils apparaissent liés comme dans une cordée d’alpinisme : l’espace de la Zone
présente alors les particularités d’une paroi verticale, l’investigation devenant une forme
d’ascension.
Les objets, la « gratte » 5
Dans le roman, les artefacts laissés par les Visiteurs constituent le principal
témoignage d’une altérité radicale. Le fait que leur usage reste une énigme pour les humains
et que ces derniers en sont réduits à les utiliser dans les limites de leur compréhension
scientifique atteste d’une incapacité humaine à réduire la distance technologique avec
l’extraterrestre. Les noms que les stalkers et les scientifiques donnent à ces objets constituent
d’ailleurs un écart par rapport à la norme en science-fiction, où les noms donnés aux êtres et
objets extraterrestres dérogent généralement à la morphophonologie de la langue dans
laquelle est écrit le roman. Il s’agit de produire un effet d’étrangeté en même temps de que de
produire ce que nous serions tentés d’appeler un « effet d’irréel », ou, à la suite de Jean
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Bellemin-Noël , un « effet de réalisme irréalisé ou hypothétique ». Il doivent permettre
d’établir le texte dans un horizon d'attente spécifique, à la fois problématique et indécidable,
caractéristique des genres dits de la « distanciation cognitive » (Darko Suvin).
Dans Stalker, tel n’est pas le cas : les « reliefs » du pique-nique extraterrestre portent
des noms sans équivoque. On pourra arguer que cette dénomination d’une présence
extraterrestre évanouie ne peut passer que par un langage typiquement humain puisqu’elle est
prise en charge par des êtres humains. Néanmoins, il aurait été possible de rendre par un
vocable technique, scientifique, ou sophistiqué toute l’énigme que constituent ces objets (le
roman ne manque pas de personnel scientifique qui serait en mesure de les nommer avec un
technolecte adéquat). Mais bien au contraire, les auteurs rendent avec un maximum de
prosaïsme l’expérience extra-terrestre à laquelle est confrontée l’humanité par l’emploi de
nominations périphrastiques, parfois presque enfantines. Le roman présente ainsi les
difficultés d’une rencontre aboutie avec l’altérité extraterrestre par la manière de désigner les
objets et les phénomènes physiques imputables aux extra-terrestre, désignation qui atteste de
l’impuissance humaine à comprendre ces phénomènes.
La « Zone », les « Visiteurs », et le « Stalker » eux-mêmes obéissent à une nomination
singulière : noms communs devenus purs signes, vidés en quelque sorte de toute signification,
ils peuvent recevoir ainsi un grand nombre de sens possibles (c’est peut-être là la grande idée
du roman qui expliquerait pourquoi il a pu connaître des transpositions aussi variées : œuvre
cinématographique, jeux vidéo, concept topographique étendu à la situation sanitaire de
Tchernobyl, groupe architectural contemporain).
Interrogation des limites de la connaissance humaine
6 Jean Bellemin-Noël, « Des formes fantastiques aux thèmes fantastiques », Littérature, n° 2, 1971. 6
On l’a vu, le roman porte un camouflet à la science en montrant ses limites pour
appréhender les phénomènes extra-terrestres. D’une certain manière, on peut l’inscrire dans